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Perspectives : relations entre besoins, attentes et usages

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In this article, the French philosopher Bernard Stiegler (19252-2020) invites us to think about the use of industrial technical objects within the framework of a theory of technical evolution, by re-articulating the notions of use and needs with that of expectation. In order to think about uses, we must first look at industrial technical objects as supports for uses. The process of permanent innovation of the technical system in which these objects are embedded induces the instability of other social systems. While use appears as the stabilisation of the adjustment of systems, social resistances occur against the risk of instability due to technical evolution. To overcome this, marketing relies on the theory of “social demand”, which assumes that a need for innovation exists before change takes place. This concept, which is clearly effective, masks the real problem, which is that of expectations. And in the contemporary context of permanent breakdown, the philosopher wishes to establish a new instrumental culture supported by a different policy of digital technology uses. Text submitted by Annick Lantenois.

Alors que l’évolution des systèmes techniques est plongée dans une phrase de rupture permanente, le concept de “demande sociale” est un artefact qui vise à susciter la demande solvable mais occulte les véritables attentes sociales de recherche de sens et dispense d’une réponse plus anticipatrice et volontariste.

Il faut penser les usages : en ces temps de profondes évolutions technologiques, tout le monde l’admet. Mais penser les usages de quoi ? Nous ne parlons pas de penser les usages en général, nous parlons de penser les usages des objets techniques industriels.

Les usages, comme on dit les us et coutumes, il y en a depuis que l’humanité existe, mais une question nouvelle se pose au sein des sociétés humaines, à savoir : l’usage des objets techniques industriels tant qu’il ne se produit pas de lui-même, “naturellement”, c’est-à-dire aux rythmes de l’évolution des sociétés. A l’époque industrielle, les usages font l’objet de stratégies d’innovation et d’actions de marketing. Cela concerne en premier lieu les objets produits par la société industrielle, mais cela a aussi, évidemment, de profondes conséquences sur les “us et coutumes” en général. C’est ce que l’on appelle avec Baudelaire puis avec Rimbaud la modernité.

Dès lors que “les usages” font l’objet de politiques de suscitation, liées à des stratégies d’innovation, la question se pose de savoir comment les faire émerger.

Pour poser correctement cette question, il faut d’abord comprendre que les objets techniques industriels appartiennent à un système technique industriel. On ne peut pas penser les usages si on ne pense pas les objets dont ils sont l’usage et si, lorsque ces objets sont industriels, on ne les insère pas dans une pensée englobante du système technique industriel dans lequel ils se développent. La question de la pensée des usages est d’abord la question de la pensée du système technique industriel, d’une part et, d’autre part, des ajustements qui s’opèrent entre le système technique et ce que d’autre part Bertrand Gille appelle les autres systèmes sociaux.

Par exemple, l’ingénieur ou l’industriel dira que le système juridique du droit d’auteur fait obstacle à de nombreuses possibilités de développement ouvertes par du potentiel technologique. La société d’auteur dira à l’inverse que le développement technique menace le droit, un droit fondé en raison. Ce genre de débat illustre un problème d’ajustement entre système technique d’un côté, “autre” système de l’autre.

Des systèmes techniques, il y en a depuis que l’homme existe. Il y avait un système technique du chopper (le premier galet de silex taillé) il y a plusieurs millions d’années. Il a duré beaucoup plus longtemps que le système technique dans lequel nous vivons – des centaines de milliers d’années – et c’est une caractéristique des systèmes techniques que leur évolution est de plus en plus rapide, ce qui finit par poser, précisément à notre époque, des problèmes spécifiques, toujours liés au problème du temps long de l’appropriation sociale relativement à la vitesse de l’innovation. Car à chaque fois qu’émerge un nouveau système technique viennent s’agréger d’autres systèmes par rapport auxquels doivent s’opérer des ajustements, et ces ajustements sont précisément ce que l’on appelle les usages.

Il faut distinguer au moins deux types d’ajustements :

  • les micro-ajustements : je viens d’acheter une nouvelle brosse à dents et je vais ajuster ma gestuelle hygiénique à la nouveauté de cet ustensile. Cet ajustement ne met en question pratiquement que très peu de choses, encore qu’à la longue, cela peut avoir des conséquences sur la migration de mes dents. C’est du moins ce que m’explique mon dentiste, spécialiste des systèmes dentaires humains, qui m’encourage d’ailleurs à l’acquisition de cette brosse à dents, après en avoir été convaincu par un visiteur médical ;
  • les macro-ajustements : ce sont des politiques de la technique, culturelles, économiques, juridiques, d’aménagement du territoire, etc., et on ne peut penser les micro-usages qu’en les resituant dans l’horizon des méta-usages que constituent ces grands ajustements.

Il faudrait faire une histoire de ces grands ajustements et il y a des modèles de macro-ajustements – c’est-à-dire de macro-usages –. Dans le modèle de Leroi-Gourhan, que je reprends en grande partie à mon compte, l’évolution technologique doit être pensée à partir du concept fondamental de tendances techniques universelles. Ce concept est souvent très mal compris par des gens qui, n’ayant jamais lu Leroi-Gourhan, se contentent de recensions rapides et de synthèses de deuxième main. Contrairement à un cliché répandu, ce concept de tendance technique ne parle pas de déterminisme technique, mais simplement de tendance. Tout comme en biologie, il n’y a pas de véritable déterminisme, mais des lois d’évolution. S’il y avait un déterminisme biologique, on pourrait prédire a priori, à partir du matériel de la paléontologie, l’évolution des vivants à venir. Si l’on n’est donc pas dans un modèle déterministe, on dispose cependant dans un modèle rationnel.

Je pose donc que les systèmes techniques sont traversés par des tendances. Qui veut penser les usages, surtout dans les moments de rupture de système technique tels que nous les vivons en ce moment dans le domaine des télécommunications et de ce que l’on appelle à présent la “convergence”, doit analyser les tendances qui traversent le système technique.

Cela étant, la question des usages ne se posait pas antérieurement. Elle est toute récente. Auparavant, les nouveaux objets techniques émergeaient presque insensiblement, et on se les appropriait sans se poser la question des usages parce que les nouveaux objets apparaissaient au rythme de l’évolution culturelle. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : le système technique industriel pose le problème de l’innovation comme transformation accélérée du monde des objets d’usage quotidien.

On parle beaucoup de l’innovation aujourd’hui. Il y a une direction de l’innovation et des nouveaux usages à France Télécom. Je suis moi-même en charge du département de l’innovation de l’INA. L’innovation est une thématique récente dans l’histoire de l’humanité. La question de l’innovation ne peut se poser que lorsque se rencontrent, d’une manière tout à fait nouvelle, et je n’ai pas le temps de développer la portée de cette nouveauté, la technique, la science et l’industrie. Cette rencontre a eu lieu à la fin du 18e siècle en Angleterre. Elle est aussi, très concrètement, la rencontre de deux personnages historiques : Watt, que tout le monde connaît, et Boulton, un entrepreneur qui a compris qu’il était fondamental de vendre non plus simplement des produits industriels manufacturés mais des procédés de production des produits industriels manufacturés. Vers 1780, il propose à Watt de s’associer avec lui pour lancer une entreprise qui ouvre l’ère de l’innovation, et qui vendra du machinisme industriel.

A partir du moment où s’opère cette convergence entre un entrepreneur et un ingénieur qui a de vraies connaissances en physique, convergence qui sera plus tard systématisée, par exemple par Holst chez Philips, le système technique entre dans une phase de dynamisme sans précédent. Depuis la préhistoire, l’homme compose avec les systèmes techniques qu’il développe en y ajustant les autres systèmes sociaux. Les premiers systèmes techniques ont une ère géographique extrêmement limitée mais une durée de vie extrêmement longue. Au fil du temps, l’ère géographique d’un système technique ne cesse de s’étendre et sa durée de vie ne cesse de se raccourcir. Au point qu’aujourd’hui le système technique est devenu quasiment mondial, il n’a plus de limites territoriales, mais il n’a plus non plus de stabilité véritable. Il est en perpétuelle transformation. C’est une nouveauté extrêmement remarquable de notre époque qui pose d’extraordinaires problèmes, dans la mesure où tous nos modèles sociaux ont été pensés par rapport à des systèmes techniques régionalement localisés, et connaissant de longues périodes de stabilité, et en quelque sorte, de pose – qui permettaient que s’accomplisse le travail d’ajustement. C’est-à-dire l’élaboration des usages.

Bertrand Gille définit le système technique comme le jeu de solidarité et de dépendance que forme un ensemble d’objets techniques dans un temps et un espace donnés. Un objet technique n’existe pas hors du système. Les objets techniques sont en relation de complémentarité les uns avec les autres. Par exemple, une vis suppose un tournevis, un tournevis suppose une métallurgie, qui suppose une sidérurgie, qui suppose une industrie minière.

Les systèmes techniques sont soumis à des lois de solidarité synchronique et à des lois dynamiques qui conditionnent leurs transformations : les systèmes techniques entrent régulièrement en rupture.

Un système se stabilise toujours autour d’une technique dominante. Par exemple au moyen-âge, c’est la combinaison de l’eau et du bois ; aujourd’hui, c’est le silicium. Et la stabilisation donne lieu à un équilibre que j’appelle, après le philosophe Gilbert Simondon, un équilibre métastable.

A partir de la révolution industrielle, la durée de vie du système technique est de plus en plus courte au point qu’aujourd’hui nous sommes entrés dans un processus qui semble être extrêmement fluide, sinon totalement fluide, et totalement instable, étant donné la rapidité de l’innovation. Au regard de cette labilité, les autres systèmes sociaux restent extrêmement lents, et cette lenteur relative des autres systèmes sociaux nationaux par rapport au système technique, à présent mondialisé, pose un problème majeur. Il y a indubitablement un risque de divorce entre la dynamique du système technique et la nécessaire stabilité des autres systèmes qui garantissent la cohésion sociale. Risque renforcé par le fait que la mondialisation du système met en cause la légitimité des dispositifs nationaux en charge de réguler et de synthétiser l’appropriation et la définition des règles aussi bien que des usages. Il est impossible de considérer sérieusement la question des usages sans tenir compte de ce risque.

Je pose en principe, comme Leroi-Gourhan, que le système technique est toujours en avance sur les autres systèmes. On peut évidemment souligner, qu’Internet crée une situation nouvelle, où le réseau, compte tenu de son interactivité et de l’auto-organisation qu’elle facilite, se développe au rythme des usages. Ce cas très particulier et très remarquable mériterait une analyse spécifique, et en vérité, il constitue un cas de ce que Simondon appelait un “milieu associé”, où le milieu géographique devient un élément fonctionnel du milieu technique. Simondon met ce phénomène en évidence en étudiant la turbine Guimbal, où l’eau marine est à la fois le milieu naturel et un élément fonctionnel de la machine.

Dans le cas d’Internet, on a affaire à un milieu géographique associé (comme par ailleurs dans les cas de systèmes où l’utilisateur devient un élément de paramétrage du dispositif technique par l’usage). Il ne s’agit plus alors simplement de la géographie physique, mais de la géographie humaine.

Reste que cette association de la réalité humaine, qui est une fonctionnalisation de l’usager – laquelle pose en tant que telle mille questions – :

  • d’une part entre en conflit avec les systèmes sociaux de régulation, par exemple le système fiscal,
  • d’autre part n’invalide en rien le principe et le fait de l’avance du système technique. Car l’important avec Internet, c’est le protocole TCP/IP1, qui a bien précédé les usages en question, et qui vient surtout percuter très violemment l’ancienne stabilité du système de commutation des télécommunications tout en généralisant l’interopérabilité. Ce sont les stratégies industrielles des équipementiers autant que des opérateurs qui s’en trouvent profondément perturbées.

Le retard des sociétés sur le système technique est donc le contexte dominant du problème des usages à venir. Il est là depuis le début de l’humanité, mais aujourd’hui, il s’accentue considérablement du fait que l’innovation est devenue un impératif économique. Au début du 19e siècle apparaît le concept d’investissement : l’entreprise manufacturière individuelle devient une société anonyme dont les crédits d’investissement, dorénavant indispensables parce que la plus value est produite par l’innovation, ne peuvent être que collectifs. La concurrence intensifie tant et si bien l’innovation qu’à partir du 19e siècle, la société entre dans une époque où vont progressivement se multiplier les nouveautés, les biens de consommation issus de ce que l’on nomme alors le “progrès” et le modernisme, au point qu’aujourd’hui, plusieurs centaines de brevets sont déposés chaque jour.

Après la 2e guerre mondiale, le monde des objets usuels ne cesse pas de se transformer et la société court derrière les choses pour essayer de se les approprier et d’y ajuster les systèmes par lesquels les groupes se constituent en tant qu’unités sociales.

Or, il y a une inertie sociale spontanée et les sociétés en tant que telles ne souhaitent jamais le changement technique : lorsqu’une société s’est appropriée un état technique, celui-ci constitue un ensemble de rentes de situations qui peuvent être extrêmement modestes, voire misérables, mais qui sont néanmoins des appropriations acquises et stables. Quand la technique mute, tous ceux qui bénéficiaient du système antérieur (la quasi-totalité de la société) résistent à la mutation. Depuis la famille de Wendel qui, dans la Lorraine de la première moitié du 19e siècle, réclame des barrières douanières pour résister à l’innovation anglaise en matière de production d’acier, jusqu’à l’ouvrier sidérurgiste de la fin des années 70 qui affirme, avec une conviction poignante dont il est impossible de nier la force, son refus de voir disparaître son métier qu’il définit à juste titre comme une culture, celle de son père, celle qu’il voulait pour ses enfants, la culture des Forges, les résistances au changement traversent toute la société et la dominent. Le sidérurgiste ne comprend pas ce qu’on lui dit quand on l’incite à se requalifier dans la micro- informatique – et cette incompréhension affecte tous les échelons de la société, jusqu’aux plus élevés.

Un véritable combat est aujourd’hui engagé entre tendances évolutives du système technique, et tentatives de résister à ces tendances. Je ne considère pas ces tendances comme bonnes en elles-mêmes. Elles sont un fait avec lequel il faut négocier. Ce qui est mauvais, c’est le désajustement. Il procède à la fois des tendances, dont la brutalité doit toujours être aménagée, et de la résistance, qui finit toujours par négocier avec les forces du devenir.

C’est notamment parce que l’évolution technique rencontre structurellement une résistance fondamentale au changement que se développent dès le 19e siècle des techniques d’information et de communication qui ont notamment pour finalité de lever cette résistance au changement et de “perméabiliser” les autres systèmes face aux tendances évolutives du système technique. Pour se développer, l’industrie doit créer des dispositifs de séduction capables de persuader la société du bénéfice qu’elle peut et doit attendre de l’appropriation des nouveaux instruments et des nouveaux objets. C’est ce qu’on appellera, au 20e siècle, le marketing et la publicité.

Qui veut penser les usages doit donc remettre en question un concept qui a dominé pendant des années les sciences sociales appliquées au monde industriel : le concept de “demande sociale”. Ce concept est inconsistant dans la mesure où il présuppose que la société attend les changements que vient lui apporter le système technique. Or, Bertrand Gille montre le contraire à partir d’une documentation extrêmement riche, puisqu’elle provient de 4 000 ans d’archives historiques et archéologiques, et vient augmenter ce que Leroi-Gourhan montrait déjà dans les domaines de l’ethnologie (en 1945) et de la préhistoire (en 1965). Ce qui ajoute quelques centaines de milliers d’années supplémentaires qui montrent que les sociétés ne demandent absolument pas le changement.

Les sociétés demandent la stabilité, mais au fil des âges, le changement s’est toujours imposé. Pendant des millénaires, il s’est produit “dans le dos de la conscience”, comme dirait Hegel. La société n’en prenait conscience que de temps en temps, précisément lorsque le système technique entrait en rupture, ce qui était alors vécu comme un moment exceptionnel tandis que le phénomène de rupture technique lui-même échappait à la compréhension de la situation. On nommait et on nomme encore un tel moment une “révolution”. Révolution technique la plupart du temps inaperçue, qui se traduisait généralement par une révolution politique : tel était le processus d’ajustement. Époques d’émeutes, de troubles sociaux, parfois de massacres et de guerres civiles après lesquelles tout cela finissait par se calmer.

Aujourd’hui, le dispositif technologique change en permanence. Si la dernière période d’accélération n’a pas donné lieu à de véritables émeutes dans les pays industriels – d’autant moins que le “progrès” permettait jusqu’alors une redistribution sans précédent, cette redistribution ne paraissant plus permise aujourd’hui dans les mêmes conditions –, il est clair que de très puissantes perturbations se produisent et par lesquelles s’accumule un potentiel de tensions extraordinairement fortes, réveillant d’énormes mouvements de résistance.

Si le changement est nécessaire pour le développement des sociétés, les sociétés n’en veulent donc pas. C’est pourquoi il n’y a pas de “demande sociale”. La “demande sociale” est un artefact conceptuel nécessaire au marketing. Quand les sociétés ne veulent pas du changement que rend pourtant possible et nécessaire l’innovation (comme guerre économique), le marketing fabrique la demande sociale indispensable à la création d’un marché. Demande sociale qui doit être solvable.

Durant plus de 150 ans, la société a trouvé son développement et son innovation en suscitant de la demande sociale par ces techniques du marketing, de ce que l’on appelait naguère la réclame, aujourd’hui les études de marché et la publicité. Je crois que ces modèles sont en train de s’épuiser, au moment où l’on parle de développement durable. Des processus de rejet se dessinent sur fond de problèmes tels que celui de la “vache folle”, l’association entre grande distribution et empoisonnement du bétail conférant au productivisme industriel un caractère de plus en plus faustien – tandis qu’avec les nouveaux réseaux et leurs effets déstabilisateurs, le développement - en général perd son sens. L’intelligibilité sur les macro-ajustements et du même coup sur l’utilité en général, c’est-à-dire sur l’usage sous toutes ses formes, cette intelligibilité fait défaut. Ce qui est un discrédit porté à l’encontre de la fonction politique. Dès lors, le “progrès technique” inverse son signe : le développement n’est plus perçu comme un bénéfice social, mais comme une barbarie asociale – comme on dit “amoral”. Ce sentiment affecte des couches de populations de plus en plus nombreuses, tous les niveaux de la société sont concernés, y compris celui des décideurs, de ces “managers” qui subissent le fameux “stress” tandis que leurs enfants ne sont plus tout à fait à l’abri des effets du désajustement et sont donc eux aussi, eux ou leurs futurs enfants, menacés de rejoindre un jour l’enfer des “homeless”.

Le concept de demande sociale repose en fin de compte sur une conception de la technique complètement caduque, qui a dominé le point de vue de la philosophie depuis pratiquement sa naissance, et qui pose qu’un objet technique est un moyen pour un être qui a des fins : l’homme. Dans la version moderne de cette conception, les fins sont du côté du sujet et le moyen est l’objet. Or, l’archéologie du 19e siècle puis l’anthropologie et l’ethnologie du début du 20e siècle font apparaître que la technique n’est pas du tout un moyen : il n’y a pas de fins préconstituées pour un sujet qui utilise une technique comme un moyen pour les réaliser, il y a un complexe entre un groupe d’êtres vivants, les hommes, et des objets non vivants, inorganiques mais organisés, des organes qui forment un système d’objets, la technique.

C’est à l’intérieur de ce complexe que se forment des relations de fins et de moyens, entre les deux pôles constitutifs du complexe. Et les moyens ne sont pas du côté de l’un des pôles seulement, comme on pourrait être tenté de le croire. Par exemple, les ouvriers sont pour l’usine des “moyens” dont seul l’ensemble industriel représente la “fin”. N’importe quel employé est à certains égards un “moyen” pour une “fin” qui est celle de la firme bien plus que de tel ou tel individu. Et un objet technique, par exemple une automobile ou n’importe quel objet de consommation support de fantasmes devient “une fin en soi” : la publicité vise précisément à conférer ce statut de “cause finale” à l’objet qu’elle promeut.

Pour l’être vivant humain, l’objet technique non vivant est vital. Dans la vitalité de cet être vivant qu’est l’homme, quelque chose qui n’est pas vivant surdétermine ses possibilités d’évolution : vital pour cet être vivant, l’objet technique participe à la pression de sélection et c’est pourquoi les lois de la génétique ne suffisent pas à penser l’évolution de l’être humain (et non pour des raisons simplement “humanistes” ou “morales” ou “éthiques”). C’est ce que l’on appelle la culture, qui n’est pas réductible à la génétique pour cette raison.

Si l’on veut penser l’évolution du complexe homme-technique, il faut le définir comme un cas de relation transductive, au sens que Simondon donnait à cette expression. Une relation est dite transductive lorsqu’elle est la condition d’existence de ses termes. Les termes d’une relation transductive sont constitués solidairement par la relation elle-même : ils n’existent pas en dehors de la relation.

Cela signifie qu’une variation interne à la relation de l’un des termes, engendre nécessairement une variation de l’autre terme. La flèche qui existe entre les deux termes s’appelle la transduction. Elle est à double sens. Elle n’est pas pour autant symétrique. Simondon analyse les conditions de la transduction dans deux ouvrages, L’individu et sa genèse physico-biologique, et L’individuation psychique et collective. Il y montre que la relation transductive est un processus d’individuation.

Or, les usages sont de tels processus d’individuation. Par conséquent, pour penser les usages, il faut d’abord penser les objets de ces usages comme des objets techniques inscrits dans un système en constante évolution, et par rapport auquel les systèmes sociaux doivent s’ajuster et évoluer, appropriation de la technique par la société qui consiste en micro et macro-ajustements qui sont autant de processus d’individuation.

Mais cela signifie aussi que, dans la mesure où le système technique est toujours en avance sur les autres systèmes sociaux, on ne peut pas concevoir l’évolution des usages sans effectuer des anticipations de l’évolution du système technique : les évolutions du système technique sont soumises à des lois inhérentes à l’évolution technique en général, et traversées par des tendances qui ne sont certes pas déterminantes, au sens du déterminisme, mais surdéterminantes, c’est-à-dire conditionnantes. L’étude de ces lois, qui a été entamée par un certain nombre d’historiens et d’anthropologues, et qui est essentielle à la nouvelle problématique des usages lorsque le marketing ne suffit plus parce que le désajustement devient trop grand, cette étude constitue la théorie de l’évolution technique.

Karl Max réclamait déjà une telle théorie au 19e siècle dans un chapitre du Capital, “De la grande industrie”, posant qu’il fallait faire une théorie de l’évolution technique comme Darwin a fourni une théorie de l’évolution du vivant. C’est à cette nécessité que se sont également consacré Kapp, Lefèvre des Noëttes, Fèbvre, Gille, Leroi-Gourhan et Simondon. J’ai moi-même tenté d’y apporter ma contribution2.

La pensée des usages suppose donc une théorie de l’évolution technique et des relations transductives qu’elle engendre, et qui permettent les processus d’appropriation, c’est-à-dire d’ajustement entre le système technique et les autres systèmes sociaux. Ces ajustements doivent être pensés à partir du concept d’attente.

Car s’il faut abandonner le concept de demande sociale, le social est évidemment chargé d’attentes dont les conditions d’élaboration doivent être conceptualisées.

Le social dans son devenir est un processus d’individuation collective. Celui- ci s’effectue comme ajustement des systèmes sociaux au système technique. Un système, au sens de Simondon est un équilibre métastable, c’est-à-dire potentiellement instable. Dans la relation transductive qui lie le social à la technique, l’avance de la technique est un facteur d’instabilité chronique qui fait régulièrement passer la métastabilité à l’instabilité. Mais cette métastabilité ne peut devenir instable que parce que le social est en lui-même chargé de potentiel d’instabilité. Ce potentiel, et je ne peux malheureusement pas développer plus en détail ce point, est la structure du désir.

Nous sommes ici dans un forum qui s’est donné un projet : usages et croissance. Nous ne nous connaissons pas, quelques-uns d’entre nous se connaissent, mais nous ne formons pas encore un groupe. Nous essayons de former un groupe. Si l’opération d’aujourd’hui réussit, ce forum se renouvellera, et un groupe se constituera, aux contours d’ailleurs mouvants, changeants, qui s’appellera “le forum usages et croissance”. Le temps et les conditions de constitution d’un tel groupe est ce que Simondon appelle un processus d’individualisation.

Un tel processus suppose un milieu pré-individuel. Dans le cas de notre groupe, admettons que ce milieu pré-individuel constitue notre common knowledge, sous toutes ses formes, depuis les apprentissages sociaux les plus élémentaires que nous partageons avec tous nos semblables et avec nos concitoyens, jusqu’aux compétences spécifiques que nous partageons en matière de technologie, soit comme ingénieurs, soit comme chercheurs des sciences humaines.

Simondon compare ce milieu pré-individuel à l’eau-mère d’un processus de cristallisation chargée de potentiel. Ce potentiel est d’abord là en attente, il n’est pas actuel, c’est une dunamis comme dirait Aristote, une puissance, et il faut un catalyseur pour que ce potentiel entre dans une phase d’actualisation et déclenche un processus d’individuation. Processus d’individualisation qui, dans le cadre d’un cristal, s’effectue d’un coup, est un précipité. Dans le cas d’un processus biologique et plus encore d’un processus culturel, l’individuation est par nature inachevée, c’est-à-dire qu’elle ne se produit que tant qu’elle n’est pas achevée. Lorsqu’elle est achevée c’est, dans le cas biologique, la mort de l’individu sa décomposition, et le vivant retourne au règne minéral : il disparaît lorsque cesse le processus d’individuation. Dans le cas du culturel, ce qui disparaît, c’est le groupe social. Ce que Valéry appelait, dans la proximité de la première guerre mondiale où il pressentait l’annonce de conflits bien pires encore, la mortalité des civilisations.

Dans tous les cas, penser le processus d’individuation suppose qu’ait été identifié le milieu pré-individuel chargé de potentiel. Ici même, il y a du potentiel : il y a des gens des télécommunications, il y a des économistes, il y a des philosophes, il y a des chefs d’entreprise, il y a des étudiants. Tout cela est chargé d’attente, chacun à ses propres attentes, chacun à un modèle d’intelligibilité du milieu dans lequel il est en train de s’individuer en tant que membre d’un groupe qui est lui-même en cours d’individuation, tandis que nous tenons tous un discours sur les objets techniques : nous parlons par exemple du protocole TCP/IP en tant qu’il est en train de reconfigurer un système des télécommunications qui doit lui-même être inséré dans le système technique mondialisé du silicium – pour le dire très vite –.

Ce qui veut dire, notons le en passant, et Simondon donne les éléments de cette analyse dans l’ouvrage Du mode d’existence des objets techniques, que je parle déjà d’une triple individuation : celle de chacun d’entre nous en tant que membres de ce groupe, celle de notre groupe lui-même, et celle du système technique qui évolue et qui est la base même de notre groupe.

J’ai tenté de montrer, dans des travaux antérieurs, que les groupes humains s’individuent en entrant en relation transductive avec des objets techniques qui sont eux-mêmes le résultat de processus d’individuation. Sachant que pour que le processus global d’individuation s’accomplisse, et que l’ajustement s’opère, il faut que s’actualise le potentiel chargé dans les milieux pré-individuels propres à chaque élément isolément, et en cours d’individuation à l’intérieur du processus d’individuation global. Il s’agit d’une co-émergence. J’ai d’ailleurs montré pourquoi un tel phénomène existe, dans d’autres conditions, dès le premier silex taillé, la co-émergence concernant alors les fonctions corticales du système nerveux central.

La question des usages est celle du passage de ces attentes et de ce potentiel à la concrétisation en quoi consiste l’ajustement. Aujourd’hui cette question se pose singulièrement, et l’on ne peut plus se satisfaire des modèles de la demande sociale et du marketing : on ne peut pas se satisfaire du seul discours du marché sur ces questions-là. Le marché pose que c’est la demande qui doit réguler l’ajustement. On me dira peut- être qu’il y a aussi de l’offre et que je prône une logique de l’offre, celle-ci assurant alors la catalyse du potentiel que serait la demande. Il y a de l’offre dans le sens où un ingénieur ou une entreprise veut mettre sur le marché un procédé nouveau. Le marché est dans une logique de demande, il va y avoir tentative d’ajustement entre les deux. Il y a des modèles qui disent c’est la logique d’offre qui doit dominer. Il y a des modèles qui disent c’est la logique de la demande qui commande. En réalité, ces deux logiques reviennent au même : ni l’une ni l’autre ne comprend le problème de l’attente.

L’un de mes amis est médecin à St-Ouen depuis 15 années au cours desquelles il a vu évoluer progressivement la composition de sa clientèle en sorte qu’une très grande part est aujourd’hui constituée de gens qui viennent chez lui pour exprimer des symptômes qui sont moins ceux de troubles physiologiques plus profond que d’un mal être social chronique. Cette somatisation est très liée au problème du chômage et à la désespérance sociale qu’il engendre. Ces patients viennent avec des demandes qui masquent leur mal être social majeur : ce sont des symptômes qui masquent au patient son attente profonde.

L’un des motifs de ce système d’occultation des attentes du patient par le patient lui-même provient du fait que l’attente va contre l’idée qu’il se fait de ce qu’il lui conviendrait, soit parce que ce qu’il attend lui fait peur, le met en danger, soit parce qu’il a intériorisé l’impossibilité même de satisfaire cette attente, ce qui en réalité revient au même. Tout le monde connaît ce mécanisme, largement documenté par la psychanalyse. Il s’agit d’une résistance et d’un refoulement.

Aujourd’hui, du fait du désajustement, nous vivons dans une société qui accumule un potentiel de très fortes attentes, et dont le fonctionnement symptomatique est manifestement très névrotique (il est certes abusif de généraliser le concept de névrose à tout le social, ce n’est qu’une image proposée pour illustrer un court exposé qui aborde des questions très complexes).

Les demandes sociales que suscite le marketing sont des symptômes qui servent à masquer les très fortes attentes sociales d’aujourd’hui. En même temps, le rejet du développement est un indice du fait que la demande est ressentie comme un masque, comme un artifice. Les gens, de plus en plus nombreux, qui accusent la société de devenir “inauthentique” ou “dénuée de sens”, ne font pas autre chose que de constater cet écart et les frustrations qu’il engendre.

Ces attentes attendent une économie politique, ne veulent plus se satisfaire d’une réponse purement et simplement économique. Aujourd’hui, le système technique est entré dans une phase de rupture extraordinairement profonde pour laquelle il est capital d’apporter de l’intelligibilité. Cette intelligibilité ne peut pas être produite par la demande sociale : elle doit être produite par des projets, c’est-à-dire par des catalyseurs à travers lesquels le potentiel de l’“eau-mère” va entrer en phase d’actualisation, devenir un processus d’individuation, et engendrer un dispositif de concrétisation et d’appropriation.

La caractérisation de ce potentiel, et du même coup, la définition de projets susceptibles de le catalyser, implique des analyses relevant de multiples registres que je ne peux pas évoquer ici. Mais dans tous les cas, il suppose d’abord que soit caractérisé le potentiel porté par le système technique en cours de mutation.

Dans l’audiovisuel, il s’est passé en 1997 quelque chose de très important : la Commission fédérale des communications des États-Unis a annoncé la fermeture du plan de fréquence analogique en 2006. A partir de cette date, les stations de radio et de télévision qui n’auront pas fait la mutation du numérique ne pourront tout simplement plus émettre. Une action extrêmement volontariste est ainsi engagée par l’État fédéral américain. Ici, cet État est le catalyseur d’un processus d’individuation du système technique audiovisuel américain et du même coup mondial, inéluctablement voué à devenir numérique. En prenant cette décision, les USA prennent aussi le rôle de pilote du processus. Qui s’est d’ailleurs rapidement traduit par une décision semblable de la Grande Bretagne. C’est une décision totalement régalienne et qui n’a rien à voir avec une réponse à une demande du marché.

Le marché ne demandait absolument pas cela. Il ne demandait d’ailleurs rien d’autre que ce que le marketing voulait lui faire dire. Et jamais le marketing n’aurait pu dire qu’il fallait passer à la suppression des fréquences analogiques. Car une telle décision est strictement politique. Elle est le point d’aboutissement d’une stratégie d’État, qui vise depuis plus de 10 ans à récupérer le marché de l’électronique grand public par les composants numériques, et à “damer le pion” aux grands acteurs industriels européens et japonais. Les Américains ont perdu le marché de l’électronique grand public depuis des années : c’est un fait. Ce n’est certainement pas avec les concepts du marketing et la prétendue demande sociale qu’ils pourraient le récupérer. Cela ne peut se faire qu’à profiter d’une rupture prévisible de système technique, par une anticipation de l’évolution du système technique. Ce n’est pas le marché qui décide de ce genre de choses, car le marché n’a pas de rapport à l’avenir, surtout quand celui-ci a pour horizon une rupture. Dans ces cas-là, la décision appartient à ceux qui pensent l’avenir. Quant au marché, il en profite.

Mais il n’a pas l’initiative : il en tire les conséquences.

La numérisation totale de l’audiovisuel qui résultera rapidement de cette décision va engendrer un système technique du broadcast profondément différent de celui qui l’a précédé. En France, on croit que l’audiovisuel numérique est déjà là avec les bouquets satellites, ce qui est une erreur : le bouquet satellite est un système de transmission numérique pour un système de production qui reste analogique. L’avenir, c’est le tout numérique où la production, la post-production, la diffusion et la consommation deviennent numérique. Nouveau système technique qui va modifier l’ensemble du modèle économique de l’audiovisuel, c’est-à-dire les conditions de l’offre d’écrans publicitaires. La publicité repose sur la grille horaire où à 15 h je vends une minute de publicité 3 500,00 F, et à 20 h 30 45 000,00 F. Ce modèle, qui surdétermine les formats et la conception des programmes audiovisuels, est condamné à régresser (sinon à disparaître) parce que la télévision numérique va mettre en cause l’organisation exclusive de la diffusion en offre de flux de programmes par l’horodiffusion en quoi consiste la fameuse “grille”. La production de flux va devenir un mode d’accès à de vastes stocks de programmes, un mode d’accès parmi d’autres, un produit d’appel.

Tout est prêt au niveau technique pour que cela se produise, même si les modèles culturels, juridiques, économiques, esthétique de cette nouvelle organisation de la production et de la diffusion sont entièrement à inventer. L’administration et l’industrie américaines, qui sont en train de prendre le contrôle à la fois des télécommunications et de l’audiovisuel mondial, visent l’industrie électronique numérique dans son ensemble — tout en organisant à la fois la convergence des réseaux et la convergence des contenus. Leur force, c’est d’avoir une volonté politique, une conception des grandes tendances évolutives, et une vision des conditions à réunir, dans la longue durée, pour la maîtrise mondiale du système. Ils n’attendent évidemment pas pour cela que la demande sociale et le marché leur disent comment il faut faire. Ce qui est parfaitement dans l’esprit de cette maxime du centre de recherche de Xerox : “La meilleure manière de prédire l’avenir, c’est le l’inventer”.

Nous, les Européens, nous croyons qu’aux USA le marché dicte toutes les décisions. Ce point de vue est tout à fait erroné. Que les USA aient intérêt à l’accréditer est une autre question. En réalité, le marché vient réguler la socialisation de l’innovation, il vient sanctionner les options qui ont été prises, mais lui-même ne prend pas ces options, il est précédé et conditionné par une politique de développement. Ce n’est évidemment pas la demande sociale qui élabore cette politique, ce sont des personnes qui pensent des possibilités d’ajustements, qui fournissent des modèles, qui élaborent des hypothèses, et qui prennent des risques. Évidemment, il y a d’autre part un système de capital-risque qui permet que cette analyse soit rapidement répercutée dans le secteur de la production, et que les risques qu’elle comporte soient partagés.

Aujourd’hui, il est nécessaire de produire une analyse approfondie des évolutions du système technique qui puisse supporter une véritable politique de développement, qui ne soit pas qu’un piteux reflet des brillants discours des dirigeants de Microsoft ou d’Oracle. Les stratégies de ces entreprises américaines ne sont d’ailleurs possibles que parce qu’elles sont soutenues par une stratégie fédérale qui leur ouvrent de véritables perspectives face au reste du monde le plus souvent tétanisé. Les USA ont leur logique, et s’il est essentiel de la prendre en compte, il serait suicidaire pour les Européens de purement et simplement l’intérioriser.

Dans la mesure où il est ici question d’ajustements entre systèmes, pour élaborer une politique des macro-ajustements, il faut tenir compte de ce que j’appellerai la “loi du baquet”.

Nous avons vu qu’un système technique se constitue lorsque sont réunies certaines conditions de solidarité, c’est-à-dire de complémentarité et d’interdépendance, entre les éléments qui le composent. La mise en relation de ces éléments engendre des boucles de rétroaction qui sont à l’origine du dynamisme du système, et par lesquelles il atteint son point de développement optimal. Par exemple, il est évident qu’une industrie métallurgique suppose une industrie minière : c’est là un cas de relations d’interdépendance ; mais il est tout aussi évident qu’une industrie métallurgique capable de produire une machine à vapeur optimise la rentabilité de l’industrie minière, laquelle, en retour, permet le développement de meilleurs aciers par la sidérurgie, qui aboutit à la production de meilleures performances des machines à vapeur : c’est là un exemple de boucle dynamique de rétroaction. Lorsque cette boucle a effectué toutes les rotations permettant d’optimiser le système, celui-ci atteint son point de développement ultime. Les possibilités de croissance nouvelle étant alors épuisées, des conditions se rassemblent pour qu’un autre système technique se mette en place, le précédent ayant atteint son seuil de limitation. C’est ce qui arrive avec la machine à vapeur qui, au-delà de 5 000 chevaux, n’est plus rentable. On connaît alors la seconde révolution industrielle, qui repose sur l’électricité, et non plus sur la seule énergie thermodynamique.

L’interdépendance qui règne dans les systèmes techniques, les effets rétroactifs positifs qu’elle y induit, et les ajustements avec les autres systèmes qui sont indispensables au fonctionnement du système technique lui-même, implique qu’au niveau de l’ensemble socio-technique, les conditions à réunir sont toutes ramenées, dans leur efficacité, au niveau de la condition la moins bien réalisée, de même que dans un baquet, la performance de l’ensemble des lattes de bois, qui peuvent être de hauteurs variées, est nécessairement ramenée au niveau de la plus petite latte.

Chaque fois que se met en place un nouveau système technique, la condition de sa montée en puissance est donc la réunion de ses conditions de développement - d’une part, et la mise à niveau des performances de l’ensemble de ces conditions d’autre part.

Une fois ces éléments posés, la pensée de l’usage reste évidemment entièrement à construire. Cette contribution s’en tient ici à présenter l’une de ses conditions premières : la prise en compte du potentiel que constitue le système technique.

La question de la demande étant remise à sa place, le sens général de l’attente étant précisé, reste à définir le besoin : Il est induit comme une nécessité inhérente au système technique. Par exemple, lorsque la vitesse des machines motrices à vapeur dépasse 40 km à l’heure, il faut remplacer les rails de fer par des rails d’acier, l’usure du réseau devenant beaucoup trop rapide. C’est ce qui va contraindre la sidérurgie française à adopter les techniques innovantes de production de l’acier anglais. Dans ce cas, une production nationale et massive d’acier de qualité est devenue un besoin. On peut faire des analyses semblables pour l’ensemble des biens de consommation. L’industrie automobile crée par exemple un besoin de routes, de carburants, d’auto-écoles, etc.

On ne peut évidemment pas simplement séparer et opposer demande, attente et besoin. Il est clair qu’une campagne de marketing, en créant une demande, peut modifier aussi la nature des attentes. Il est également clair que plusieurs discours sur les besoins sont possibles : par exemple, les constructeurs automobiles peuvent défendre le besoin de maintenir la technologie Diesel, tandis que l’argument écologique peut venir contredire ce point de vue. En vérité, la question est ici le temps. Tout le monde s’accorde sur le fait qu’une évolution technologique de la mécanique automobile est souhaitable, y compris pour la relance de ce secteur industriel, et devrait aller dans le sens d’une meilleure qualité écologique de l’ensemble du système. Ce qui fait débat est la manière d’y parvenir.

Reste que si l’attente compose toujours avec le besoin et avec la fabrication de la demande, ce sont l’attente et la réponse à l’attente qui tirent le développement de l’ensemble. L’attente est le véritable moteur du tout. On peut en proposer la définition suivante : l’attente est à la fois individuelle et collective, et l’inscription des attentes individuelles dans l’horizon des attentes collectives est un processus d’individuation qui contribue à renforcer la cohérence du groupe social, par l’appropriation des solidarités inhérentes au système technique lui-même (les besoins), et par le bon usage de la fabrication de la demande.

Pas plus que l’on ne peut se contenter de simplement opposer l’attente au besoin et à la fabrication de la demande, il ne faut pas opposer stratégie politique en amont du marché et stratégies industrielles tournées vers le marché. Il est évident qu’une politique vise à susciter et à contrôler des marchés. Le marché est ce qui voit concrétiser le résultat d’une telle politique. Mais pour cette raison même, il ne peut pas la commander. Le prétendre reviendrait à soutenir que l’existence de l’enfant précède celle de la mère.

On pourra objecter à cet argument l’aporie de l’œuf et de la poule. Mais cette aporie est précisément celle du processus d’individuation, et ne constitue une aporie que dans la mesure où elle néglige la question du potentiel préindividuel. C’est ce qu’a montré Simondon dans L’individu et sa genèse physico-biologique.

Dans le cas qui nous occupe, le potentiel préindividuel procède fondamentalement de l’avance du système technique sur les autres systèmes sociaux, y compris celui de l’économie, c’est-à-dire du marché.

Résumons

  • Les usages dont nous parlons sont ceux des objets techniques industriels, qui sont eux-mêmes insérés dans un système technique industriel.
  • A la différence des “us et coutumes”, ces usages ne s’établissent pas par eux- mêmes : dans le cadre de l’innovation permanente caractéristique de notre époque, ils doivent être anticipés et suscités.
  • Le système technique industriel est en effet pris dans un processus d’innovation permanente qui remet sans cesse en cause l’équilibre des autres systèmes sociaux, ce qui constitue le problèmede l’ajustement.
  • Un usage est la stabilisation d’un tel ajustement, et il faut distinguer entre macro-ajustements (entre systèmes) et micro-ajustements (entre l’usager et l’objet d’usage).
  • Dans la mesure où l’innovation vient perturber des équilibres collectifs, elle suscite des résistances. Pour les vaincre et “perméabiliser” la société au changement technique, l’industrie mobilise les techniques du marketing à travers les dispositifs d’information et de communication.
  • Le marketing suscite la demande solvable, et pour la théoriser, se réfère au concept de “demande sociale”.
  • Ce concept est cependant un artefact : la résistance structurelle à l’innovation montre qu’une telle demande n’existe pas par elle-même.
  • Ce concept de demande sociale, qui a une efficacité évidente, masque cependant la véritable question, qui est celle des attentes.
  • Les attentes correspondent au potentiel d’individuation engendré par les déphasages que produit l’avance du système technique sur les autres systèmes sociaux, avance résultant elle-même de l’accomplissement des tendances techniques qui s’effectue à travers des phénomènes de rupture.
  • Nous vivons à présent un tel phénomène de rupture majeur qui affecte à la fois les télécommunications, l’informatique et l’audiovisuel : c’est ce que l’on nomme la convergence.
  • Dans un tel contexte de rupture, une politique de réponse aux attentes suppose la définition préalable des conditions d’émergence de nouveaux usages, et doit se conformer à la “loi du baquet”.

La “convergence” – des réseaux, des contenus et des métiers – concerne les technologies d’information, de communication et de mémorisation. Cela signifie qu’elle concerne l’activité symbolique, c’est-à-dire la production du lien social. Il ne s’agit donc pas de technologies parmi d’autres.

Information, communication et mémorisation sont des conditions premières d’exercice des pouvoirs et de constitution des savoirs – tandis que l’unité des sociétés se forge comme partage d’une mémoire vivante –.

Les technologies d’information, de communication et de mémorisation, par leur intégration nouvelle, constituent donc une sphère qui surdétermine plus que jamais les possibilités d’individuation collective en général.

L’écriture a joué dans le passé un tel rôle intégrateur du social, comme le soulignaient déjà Simon Nora et Alain Minc dans L’Informatisation de la société. Cette comparaison avec l’écriture montre bien pourquoi la technique n’est pas un simple moyen : la technique d’écriture ouvre un nouveau rapport au passé et donc au temps, à la langue, à la loi, à l’espace, et finalement au réel en totalité, puisqu’elle conditionne l’émergence d’une pensée rationnelle.

A partir de l’alphabet, le processus d’individuation collective devient l’Histoire en tant que telle. Cela suppose que l’individuation individuelle devient celle d’un citoyen, c’est-à-dire d’un acteur social proprement constitué par sa compétence de lecture et d’écriture. Autrement dit, a constitution de l’individu social historique et politique suppose la maîtrise d’une culture instrumentale.

Il est clair qu’aujourd’hui, de nouvelles cultures instrumentales doivent être forgées pour que l’activité symbolique correspondant aux technologies de la convergence se déploie. Cette nécessité est un des éléments majeurs à prendre en compte pour respecter la “loi du baquet”.

Le concept de demande sociale repose sur une conception caduque de la technique dans la mesure où la technique a pour l’usager un caractère constitutif. Une automobile n’est jamais simplement un moyen : en transformant le rapport au temps et à l’espace, elle transforme les buts mêmes de l’automobiliste ; elle modifie l’espace urbain, et du même coup l’urbanité – au sens où ce mot signifie aussi : le bon usage en milieu civilisé.

Et la voiture n’est pas seulement un véhicule : elle est aussi un mode d’expression, au même titre qu’un habit. Ce qui est vrai de la technique en général est singulièrement vrai dans le cas des technologies d’information, de communication et de mémorisation.

Dire que la technique est constitutive de l’usager signifie que la relation individu usager/objet d’usage est transductive. Le sujet est “constitué” par son objet.

Pour autant, l’analyse de cette relation transductive suppose la distinction entre plusieurs niveaux de règles d’usages. Par exemple, il ne faut pas confondre les apprentissages procéduraux avec la culture proprement instrumentale. On peut maîtriser les procédures de mise en œuvre des fonctionnalités d’un logiciel au bout de quelques jours, on n’en est pas devenu un utilisateur averti pour autant. Et l’un des problèmes majeurs de la culture instrumentale numérique vient du fait que se conjuguent deux phénomènes : d’une part, la non- distinction entre règles procédurales et règles instrumentales, et d’autre part, la pression du temps du marché qui rend difficile la capitalisation d’une véritable expérience instrumentale numérique.

C’est un des principaux effets pervers de l’innovation permanente que de court-circuiter le temps de la culture instrumentale, essentiellement long. La question de l’usage est aussi la question du temps de constitution et de stabilisation de la culture dont il est une expression.

Le jeu d’échec est un objet technique dont l’usage est toujours en cours d’invention. Il est clair que les règles procédurales peuvent être apprises en quelques dizaines de minutes. Mais il est tout aussi clair que depuis des milliers d’années, une immense culture instrumentale de cet objet technique continue de se déployer. Et il faut d’ailleurs distinguer dans ce cas trois niveaux de règles d’usage : les règles procédurales (ce que l’on appelle les règles du jeu d’échec), les règles issues de la littérature des coups et les règles propres à un maître, qui constituent en quelque sorte son idiolecte et son style, et qui s’inscrivent plus tard dans la littérature des coups.

Ces règles sont d’ailleurs autant de couches d’un processus d’individuation.
Au cours des quinze dernières années, la concurrence entre fournisseurs de matériels et logiciels informatiques s’est menée sur le front de la “convivialité”, c’est-à-dire de la facilité et de la rapidité à maîtriser l’objet. Or, ceci a conduit à rejeter tout ce qui dans cet objet pouvait relever aussi une culture instrumentale longue. Cet état de fait doit aujourd’hui être dépassé. La stabilisation des standards procéduraux est d’ailleurs en cours.

Une politique des usages de la technologie numérique convergente et une stratégie de développement des entreprises concernées doivent donc être supportées par une politique culturelle et éducative. La définition d’une telle politique d’acculturation et la caractérisation des pratiques instrumentales qu’elle devrait concerner constitue une véritable urgence. Celle-ci est évidemment reconnue par ceux qui, par exemple, réclament la “connexion des écoles à Internet”. Mais, comme l’a souligné le premier ministre, il ne suffit pas de raccorder les établissements scolaires pour définir une nouvelle politique éducative en cette matière. En vérité, il s’agit d’ouvrir un véritable chantier civilisationnel.